Existe-t-il un âge digital dans les entreprises ?
- Christophe COUPEZ

- 20 sept.
- 10 min de lecture
Voici bientôt onze ans que j’accompagne les entreprises à mettre en œuvre de nouveaux scénarios de collaboration, de communication et de partage avec Microsoft 365. Avant cela, pendant 15 ans j’avais accompagné les équipes de Bouygues Telecom dans la transformation avec SharePoint puis avec le Réseau Social d'Entreprise déployé en 2010.
Les entreprises que j’accompagne doutent souvent de la capacité de leurs employés à réussir à adapter ces nouveaux usages, à cause de la moyenne d'âge élevée de leurs effectifs.
Existerait il donc un « âge digital » idéal pour comprendre les nouveaux usages et réussir à les adopter ? C’est l’objet de cet article.

Les jeunes générations, championnes du digital ?
Il semblerait que les jeunes générations soient les seules capables d’adopter facilement les solutions modernes de collaboration et de partage, notamment avec Microsoft 365. Pensez donc : des jeunes biberonnés aux smartphones et aux ordinateurs, connectés en permanence aux réseaux sociaux. Pour eux, c'est forcément complètement naturel.
Il y a encore quelques années (plus maintenant, je le remarque), beaucoup de spécialistes du digital mettaient en garde : « si vous ne déployez pas des solutions modernes pour collaborer (Microsoft 365 ou autres) les jeunes talents ne resteront pas dans votre entreprise ». C’était le crédo dans les années 2010 pour promouvoir les nouveaux Réseaux Sociaux d’entreprise. C’était aussi certainement le narratif de Facebook pour vendre son Réseau Social aux entreprises (aujourd’hui en décommissionnement : lire), en mettant en avant le succès de FB dans la vie privée pour séduire les collaborateurs dans la vie professionnelle. Mais ça ne marche pas comme ça.
C’est un fait : la très grande majorité des jeunes sont de grands utilisateurs des réseaux sociaux et autres solutions digitales : WhatsApp, Instagram, TikTok, et autres. Il ne viendrait à l’esprit d’aucun des jeunes d’aujourd’hui d’envoyer des mails à ses amis, pas plus qu'il ne leur viendrait à l’idée d’envoyer des fax ou des télex. Certes, ils sont utilisateurs de ces solutions, mais… dans la vie privée. La vie professionnelle, c’est autre chose.
En 2013, je relatais dans cet article cette anecdote intéressante : une jeune stagiaire ne semblait pas savoir utiliser le Réseau Social d’Entreprise que nous avions déployé chez Bouygues Telecom. Ses posts très maladroits ressemblaient à des mails avec le « Bonjour », « cordialement » et la signature à la fin du post : typique des utilisateurs qui ne maîtrisent pas ces usages. J’avais pourtant trouvé son profil (public) dans Facebook : elle s’y exprimait sans aucun problème. En discutant avec elle, j’avais compris que l’usage de ces outils dans la vie professionnelle n’avait rien à voir avec l’usage qu’elle en faisait dans sa privée. Autant dans la vie privée elle maîtrisait les codes d’utilisation, autant dans l’entreprise, elle ne savait pas ce qu’elle pouvait faire de ces outils, ni comment elle pouvait s’exprimer.
A plusieurs reprises, j’ai accompagné de jeunes salariés dans l’adoption des outils, en particulier Teams. Et parfois, ce n’est toujours aussi simple qu'on peut le penser. J’ai le souvenir en particulier d’une équipe de 3 jeunes cadres d’environ 25 ans qui utilisaient exclusivement les mails et le serveurs de fichiers : ils étaient noyés sous des tonnes de mails et cherchaient une manière de mieux collaborer. Aucune de mes tentatives de séduction n’a fonctionné : malgré leurs difficultés, ils n’ont pas voulu d’abandonner les mails pour un autre scénario.
Plus récemment, j’ai eu l’occasion d’échanger avec une étudiante dans le cadre de son mémoire de fin d’étude. Après avoir répondu à ses questions sur le métier de l’audit et le digital interne d’entreprise (lire l’article rédigé sur ce sujet), je lui ai demandé si elle savait comment on collabore dans les entreprises. Sa réponse : « on utilise les mails et les serveurs de fichiers », c’est à dire le scénario de collaboration que j’ai connu à mon début de carrière en 1996. Logique : personne dans son école ne leur avait parlé des solutions de collaboration et de partage modernes. Nos grandes écoles et nos université forment nos futurs cadres aux méthodes de collaboration des années 1990.
Bien évidemment et fort heureusement, je rencontre dans les entreprises des jeunes collaboratrices et collaborateurs qui sont très intéressés par les usages de Microsoft 365 et qui les adoptent sans aucun problème. Mais je ressens bien que c’est plus leur profil curieux et innovant qui en est la raison, plutôt que leur jeune âge.
Les seniors, les handicapés du digital ?
A l’opposé, les seniors (à partir de 40 ans) passent pour des handicapés du digital. Combien de fois ai-je entendu dire : « vous savez, on a une moyenne d’âge assez élevée : ce sera compliqué de leur faire adopter des outils modernes ». Je ne sais jamais si ce discours est un constat qu’on me fait, ou une excuse qu’on me donne pour ne rien changer.
Ce discours m’avait inspiré cet article (cliquer) dans lequel j’appelle les entreprises à faire confiance à leurs collaboratrices & collaborateurs. Il est en fait curieux de constater que des dirigeants ont si peu confiance dans la capacité de leurs employés à s’adapter aux nouveaux usages, au point d’abandonner toute envie de tirer un quelconque gain de couteuses licences qu’ils paient tous les mois.
Penser que les Seniors sont à la traine du digital est une erreur. Dans leur vie privée, les collaborateurs âgés de 40 ans et plus n’utilisent généralement plus les mails pour communiquer avec leurs amis ou proches. Souvent, ils utilisent Facebook à minima sur leur téléphone (le réseau social des vieux, paraît il), ou Instagram, ou autres ; ils postent les photos de leurs vacances ou les actualités de leur quotidien. J’ai moi-même dans mes « amis Facebook » des proches de plus de 70 ans ainsi que mes parents (87 et 88 ans).
Ce constat m’avait inspiré cet article « Les entreprises toujours accros aux mails » dans lequel j’explique ce paradoxe : les mails ne sont quasiment plus utilisés dans la vie privée quelque soit l'âge de l'utilisateur, mais pour autant la messagerie reste un totem indéboulonnable dans les entreprises. Et malheur à qui oserait parler d’utiliser autre chose que la messagerie pour la collaboration interne !
Dans mes missions, j’ai pourtant rencontré des « Seniors » incroyables qui m’ont vraiment marqué.
C’est par exemple cette équipe de comptables dans une grande entreprise : tous les membres de l'équipe avaient plus de 55 ans, et deux étaient proches de la retraite. Deux semaines après, cette joyeuse équipe était citée comme exemple dans l’entreprise : ils avaient adopté Teams en quelques jours et ne seraient revenus en arrière pour rien au monde. La raison ? Leur expérience professionnelle leur a permis de voir très rapidement tous les gains que l’outil pouvait leur apporter par rapport aux anciens scénarios avec le mail.
Ce sont aussi des managers très Seniors qui m’ont réellement impressionné. Je pense en particulier à Dominique Poissonnet qui a été mon client un temps. A presque soixante ans, il avait tout de suite compris l’intérêt de ces outils pour l’entreprise et l’importance de l’accompagnement. Pendant les séminaires internes que j’animais sur le sujet, il finissait mes phrases.
On peut aussi évoquer Louis Nauges, l'inventeur du mot "bureautique" en 1976 qui avait accepté de raconter son parcours professionnel en août 2023 dans cet interview (cliquer) qu'il m'avait accordé huit mois avant son décès en mai 2024, à l'âge de 81 ans. Jusqu'au bout il est resté à la pointe de la technologie, et notamment au travers de sa startup Wizy.io dont il était très fier.
Dans le domaine du digital interne d’entreprise, les Seniors ont un atout majeur : ils ont une connaissance très forte du métier. Ils connaissent le monde du travail, ses rouages, ses blocages, ses contraintes. Après avoir vécu pendant des années dans un contexte plutôt anarchique en matière de collaboration et de partage (avalanches de mails, documents éparpillés, etc), bien souvent (pas toujours) ils voient très rapidement les gains qu’ils peuvent tirer de ces solutions par rapport à leur existant. Et puis beaucoup de seniors aiment l’idée de montrer aux plus jeunes qu'ils sont capables d'adapter des outils modernes.
Et penser qu’un collaborateur de plus de 40 ans est forcément nul en informatique est une erreur. Plus de vingt ans d’expérience professionnelle, c’est aussi vingt ans à utiliser les outils informatiques et à devoir s’adapter à de nouveaux outils et matériels. Bien entendu, ce n'est pas la garantie d'une réelle maîtrise informatique, mais c'est loin d'être négligeable.
Pour autant, comme dans la jeune génération, il y a aussi chez les Seniors des réfractaires au changement et/ou à la technologie. Mais plus que l’âge, c’est la posture et la personnalité qui les bloquent, et pour certains un refus viscéral de changer d’habitudes que ce soit pour ça, ou pour autre chose. Il y a aussi une certaine lassitude qui peut s'installer et une réelle désillusion à force d'entendre les discours creux dans les entreprises, et de vivre des réorganisations & transformations mal accompagnées qui manquent de sens.
L'âge n'est pas le critère le plus important
Depuis plusieurs années, ma conviction est faite : l'âge n'est pas le critère le plus important dans l'adoption des nouvelles solutions digitales. Les vrais critères sont la curiosité, l'intérêt, les postures et la personnalité.
La curiosité : c’est la qualité essentielle ! Les outils comme Microsoft 365 offrent des opportunités inédites et à celles et ceux qui veulent les découvrir. Pour découvrir les usages, il faut avoir une certaine curiosité et ne pas forcément attendre que tout nous tombe dans le bec. En 2010, lorsque nous avons déployé le premier RSE (Réseau Social d’Entreprise) chez Bouygues Telecom, nous faisions parti des pionniers : personne ne savait réellement à quoi ça pouvait servir. Seule la curiosité nous a fait découvrir tout ce qu’un tel outil pouvait apporter. Et en 2012 (il y a 13 ans !), ce RSE aura été d'une grande utilité pour lancer la 4G Bouygues Telecom (lire le témoignage).
L’intérêt : certains collaboratrices / collaborateurs adorent l’innovation. Ils / elles sont attiré(e)s par la technologie et ce qu’elle permet de faire. Ceux là sont par exemple les premiers clients des solutions d’IA, avec Copilot. Ce sont aussi souvent des « citizen developers » avec la Power Platform : même sans aucune formation en informatique, ils sont capables de créer des applications avec Power Apps et Power Automate. C'est aussi l'intérêt pour les usages : dans l'entreprise, tout le monde n'a pas les mêmes besoins. Vous séduirez plus facilement avec Teams un collaborateur noyé quotidiennement sous les mails qu'un collaborateur qui n'en reçoit aucun, ou très peu.
Les postures : ce sont les positions bien arrêtées que nous avons toutes et tous sur certains sujets. Face à la nouveauté, nous sommes tous différents : certains adorent le changement, d’autres l’exècrent. De la même manière, certaines personnes adorent les technologies, tandis que d’autres détestent. Enfin, il ne faut pas se le cacher, certaines personnes seront toujours dans l’opposition systématique à tout, par principe.
La personnalité : la différence entre les anciens scénarios de collaboration (avec les mails) et les nouveaux, c'est la rigueur.
Gérer sa boîte mail est une démarche individuelle : si vous ne triez pas vos mails, si vous n'avez aucune rigueur, vous en subissez seul les conséquences en étant "perdus" dans les échanges. A l'inverse, un scénario basé sur des équipes Teams et des canaux est une démarche collective : il suffit qu'un seul membre publie des messages mal fagotés dans n'importe quel canal pour que toute l'équipe Teams devienne inutilisable pour tous ses membres.
Or nous avons tous des personnalités différentes, au sens "process com". De sorte que certaines personnes auront vraiment des difficultés à accepter la rigueur imposée par Teams, comme je l'explique dans cet article "Pourquoi certaines personnes ont plus de difficultés avec Teams, que d'autres?". Certaines personnes aiment les règles et la rigueur (les "travaillomanes" au sens process com), d'autres n'aiment pas être "encadrés" dans leur manière de collaborer : ces personnes là auront le plus grand mal à adopter les scénarios qui s'appuient sur des équipes Teams très structurées.
Si vous avez des collaborateurs curieux, intéressés par l’innovation et par la technologie et qui accepte le changement - ou en tout cas qui accepte d’essayer, le déploiement de Microsoft 365 se fera le plus facilement du monde et quelque soit l'âge de vos collaborateurs.
Bien entendu, la démarche engagée par l’entreprise pour accompagner les collaborateurs est primordiale et elle ne pourra être lancée qu'avec le concours de la Direction Générale. La population des managers et décideurs (directeurs) est assurément la plus difficile à convaincre et... à intéresser. C'est paradoxal d'ailleurs, car l'une des missions des managers est justement de trouver toutes les solutions possibles pour rendre les équipes plus efficaces et réactives.
Jeune ou senior, une maturité informatique en berne
Je me trompe peut être, mais j'ai le sentiment que la maturité informatique est en berne quelque soit l'âge, alors que les outils se modernisent, s'enrichissent et se complexifient.
On part du principe que tout le monde sait se servir d'un ordinateur, mais ce n'est pas si évident. Et ça touche toutes les générations, pas seulement les plus âgés d'entre nous.
Je croise encore et toujours dans mes missions des collaborateurs qui ne maîtrisent pas complètement Windows 11. Pendant une formation à Teams, un de mes "apprenants" ne savait pas ce qu'est "l'explorateur de fichiers" sur son PC. La plupart ne savent pas faire de capture d'écran. D'autres me réclament plutôt des formations à Outlook plutôt qu'à Teams. Et lorsque j'évoque l'intérêt des "favoris internet" pour être plus efficace avec Microsoft 365 (lire mon article sur ce sujet), je constate que très peu savent de quoi je parle.
A côté de ça, le temps de formation des utilisateurs se réduit drastiquement.
Alors que les outils se modernisent et se complexifient, la capacité d'attention des collaborateurs chute, et je trouve que cela touche plus particulièrement les jeunes générations.
Dans mes missions, si je produis une vidéo de formation de 15 minutes, mes clients me disent "c'est trop long : personne ne prendra le temps de la voir". Maintenant, il faut expliquer des choses de plus en plus complexes dans des vidéos de plus en plus courtes. On me demande des formats de 1 à 2 minutes maximum : c'est jouable pour expliquer UNE fonctionnalité, mais pas des concepts entiers ou des scénarios complets. Je vous défie d'expliquer Teams ou SharePoint en 2 min top chrono. C'est ce que j'appelle l'effet TikToc. J'en parle plus en détail dans cet article LinkedIn "toujours plus court", ainsi que dans mon dernier livre blanc consacré à la formation de Teams.
Conclusion
Comme dirait Brassens, "le temps ne fait rien à l'affaire". J'ai croisé tout autant de jeunes salarié(e)s et des Seniors très intéressés par les opportunités de Microsoft 365, que de salarié(e)s jeunes ou moins jeunes parfaitement hostiles. Plus qu'une question d'âge, c'est assurément une question de curiosité, d'intérêt, de posture et de personnalité.
Souvenez-vous que vous n'aurez jamais l'adhésion de toute l'entreprise. Vous aurez forcément dans vos rangs des personnes de tout âge qui seront ravis d'adopter ces nouveaux usages, et d'autres qui seront d'ardents réfractaires.
La solution solution pour convaincre le maximum de vos employés, quels que soient les âges et les profils, c'est de faire de la sensibilisation et de la pédagogie pour créer de l'intérêt, montrer les gains individuels et collectifs, pour au final changer les postures et convaincre les plus récalcitrants.
Mais pour cela, il faut créer une réelle démarche d'entreprise avec l'aide des dirigeants, des principaux directeurs et des managers de proximité. Cela nécessite une réelle ambition, ce qui fait malheureusement souvent cruellement défaut.


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